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— Capitaine Mason ! appela LeSeur en appuyant de toutes ses forces sur le bouton de l’interphone. L’alerte de niveau 3 s’est declenchee. Repondez-moi !
— N’insistez pas, monsieur LeSeur, l’interrompit Kemper. Elle sait tres bien que nous sommes en alerte de niveau 3 puisque c’est elle qui l’a declenchee.
LeSeur le regarda avec des yeux ronds.
— Vous etes sur ?
Kemper hocha la tete.
Le premier officier se retourna vers la porte.
— Capitaine Mason ! cria-t-il dans l’interphone. Vous allez bien ?
Faute de reponse, il tapa du poing sur le battant.
— Mason ! ! !
Il tourna la tete en direction de Kemper.
— Comment fait-on pour penetrer sur la passerelle ?
— On ne peut pas, repondit froidement le responsable de la securite.
— Comment ca, on ne peut pas ! Il doit bien y avoir un moyen de court-circuiter le verrouillage en cas de probleme ! Vous voyez bien qu’il est arrive quelque chose au capitaine Mason !
— Malheureusement, non. La passerelle est concue pour etre inexpugnable, comme un cockpit d’avion. Une fois l’alerte declenchee, toutes les issues se bloquent et personne ne peut plus penetrer sur la passerelle sans qu’on ouvre de l’interieur.
— Mais enfin, il y a bien un systeme de deverrouillage manuel !
Kemper secoua la tete.
— Non, il s’agit d’une securite en cas d’attaque terroriste.
— En cas d’attaque terroriste ? s’etrangla LeSeur en ouvrant des yeux comme des soucoupes.
— Absolument. La commission de securite ISPS a exige l’installation de toutes sortes de systemes antiterroristes a bord. Le plus grand transatlantique au monde aurait fait une trop belle cible. Vous n’imaginez pas le nombre de mesures antiterroristes qui ont ete prises. Jamais vous n’arriverez a forcer l’entree de la passerelle, meme avec de la dynamite.
LeSeur s’adossa a la porte, brise. C’etait parfaitement incomprehensible. Mason avait-elle pu avoir une crise cardiaque ? Et si elle avait perdu connaissance ?
L’angoisse se lisait sur les traits de tous ceux qui se trouvaient la, il s’agissait de leur redonner confiance au plus vite en montrant l’exemple.
— Tres bien. Suivez-moi sur la passerelle auxiliaire. On pourra au moins voir ce qui se passe la-haut sur les ecrans de controle.
Sans attendre, il remonta la coursive en courant jusqu’a une porte donnant sur un escalier de service. Il descendit les marches quatre a quatre, traversa le palier de l’etage inferieur, ouvrit une porte et se precipita vers la passerelle auxiliaire, bousculant au passage un matelot qui passait la serpilliere. L’agent de securite charge de surveiller les ecrans haussa les sourcils en voyant le petit groupe penetrer en trombe a la suite du premier officier.
— Branchez immediatement les cameras de la passerelle, lui ordonna LeSeur, Toutes !
Le type s’escrima sur son clavier sans poser de question et la passerelle s’afficha sur une demi-douzaine de petits ecrans, filmee de plusieurs points differents.
— La voila ! s’exclama LeSeur, subitement rassure.
Debout a la barre, dos a la camera, le capitaine Mason paraissait aussi calme que lorsqu’ils l’avaient laissee seule quelques minutes auparavant.
— Comment se fait-il qu’elle ne nous ait pas entendus appeler ? s’etonna LeSeur Elle aurait au moins du m’entendre quand j’ai tambourine sur la porte.
— Elle nous entendait, repondit Kemper.
— Mais alors, pourquoi… ?
LeSeur s’arreta. Habitue comme il l’etait a ressentir le moindre changement de vibration a l’interieur du navire, il sut qu’ils venaient de changer de cap.
— Mais… que se passe-t-il ?
A cet instant, un tressaillement de la coque signala une nette acceleration des machines.
La gorge du premier officier se noua. D’un coup d’oeil aux ecrans auxiliaires, il vit la direction du bateau se modifier et passer au cap 200 tandis que la vitesse s’elevait progressivement.
Deux cents degres… LeSeur consulta la carte electronique la plus proche et vit s’afficher a l’ecran le petit pictogramme du Britannia se dirigeant en droite ligne vers les recifs des Grands Bancs.
Il sentit ses jambes se derober sous lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kemper en decouvrant le visage defait de son compagnon.
Machinalement, ses yeux se poserent sur l’ecran.
— Mais… balbutia-t-il. Mon Dieu ! Vous ne pensez tout de meme pas… articula-t-il peniblement tout en blemissant.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? demanda Craik.
— Le capitaine Mason vient d’augmenter la vitesse et elle a change de cap, repondit LeSeur d’une voix sourde. Nous nous dirigeons tout droit vers les Carrion Rocks.
Sur les ecrans de controle, Carole Mason tenait la barre, imperturbable. Elle tourna legerement la tete et ils crurent lire une ebauche de sourire sur ses levres.
Dans la coursive, Lee Ng s’arreta brusquement en tendant l’oreille, une serpilliere a la main. Il devait se passer quelque chose de grave car les voix s’etaient tues sur la passerelle auxiliaire. Il avait du mal comprendre, a cause de son mauvais anglais. Il avait beau passer ses soirees a etudier, il ne parlait pas aussi couramment qu’il l’aurait souhaite, mais il fallait bien reconnaitre qu’on n’apprenait plus aussi facilement a soixante ans qu’a vingt. Sans parler de tous ces mots du jargon maritime qui n’existaient meme pas dans son dictionnaire anglais-vietnamien.
Il reprit son travail juste au moment ou une discussion animee succedait au silence sur la passerelle auxiliaire. Lee Ng s’approcha discretement en decrivant de grands cercles sur le lino a l’aide de son balai brosse, l’oreille aux aguets. Aux voix angoissees qui lui parvenaient a travers la porte entrouverte, il comprit qu’il ne s’etait pas trompe.
Son balai lui tomba des mains avec un bruit mat et Lee Ng fit un premier pas en arriere, puis un autre, avant de se retourner et de s’enfuir en courant. Ce n’etait pas la premiere fois qu’il devait son salut a la fuite, mais ce n’etait pas comme autrefois, pendant la guerre, quand il suffisait de se refugier dans la jungle de l’autre cote de la riziere.
Lee Ng se trouvait a present a bord d’un bateau et il n’avait nulle part ou aller.